Harpies infernales, jeunes filles violemment déniaisées, allumeuses outrageantes, tout aussi désinhibées que désespérées : de The Grandmother à Inland Empire, le gynécée de Lynch prolonge un même carnaval de chair et de fétiches, de hurlements et de pleurs. La mécanique des femmes obsède à l’évidence le cinéaste, tour à tour en adoration et terrifié, voire dégoûté. Les psychanalystes auraient beaucoup à dire sur cette fixation, tout comme les tenants des gender studies – la supposée misogynie de Lynch étant d’ailleurs régulièrement stigmatisée outre-Atlantique.
On voudrait ici, en associant films de Lynch et d’autres cinéastes, investir cette question sur un autre plan : celui de l’image – l’anthropologie et la physique des images. Qu’une violence s’exerce, chez Lynch, sur le corps des femmes, il serait difficile de le nier. Mais il s’agit moins, à travers ces figures, de perpétuer une domination que de la mettre en scène, la rendre perceptible et la translater.
Les héroïnes de Lynch sont des images-femmes, des imageries qui ne parviennent pas à pleinement s’incarner – mais ont assez de chair pour souffrir le martyre. Manière de fondre deux types de sujétion : celle que les stéréotypes font endurer au corps féminin, défiguré par des rictus ; mais aussi celle que connaît notre imaginaire, bombardé de représentations en kit, rudimentaires et vite périmées. Nous souffrons de nous confondre avec ces images-là, qui souffrent aussi de leur côté : OGM comme doués d’une vie autonome, sur laquelle nous n’avons plus la main, mais qui ne parviennent plus à s’imprimer, c’est-à-dire aussi à s’incarner. Fragiles membranes flottant autour de nous, vouées à dupliquer ou parodier, avant de se froisser, se déchirer et se volatiliser, supplantées par une nouvelle imagerie jetable. Les images-femmes sont des clichés vivants. Des images spectrales qui ne se savent pas mortelles. Des femmes qui, telles Emma Bovary, sont vampirisés par leurs fantasmes, d’autant plus délétères qu’ils ne leur appartiennent plus en propre, mais relève d’imageries préfabriquées, venues se substituer à leurs rêves – des fantasy snatchers, pour détourner les fameux body snatchers du cinéma fantastique.
Chez Lynch, les images-femmes tournoient entre deux masques grimaçants, deux stéréotypes de la féminité : la brebis et la vamp, la pleureuse et la pute – et rien entre les deux. Nulle place pour la nuance, la délicatesse, le médian. Qu’elles surjouent la jouissance ou les pleurs, elles sont de facto des formes prostituées, se pliant aux desiderata du spectateur-client. L’émotion doit se voir sans doute possible, de la même manière qu’une actrice de porno simule outrageusement l’orgasme. La plupart des figures féminines, dans le cinéma de Lynch, s’adonnent à cette simulation de peep-show ou de porno, exacerbent les convenus signes extérieurs du plaisir. Les flots excessifs de larmes ne sont que l’envers de cette expressivité monstrueuse et de l’exhibition sexuelle. Visages mouillés à la place des corps moites, sécrétions des yeux et non plus celles du sexe : les images-femmes doivent, dans les deux cas, montrer qu’elles fondent. Naît ici, pour elles, un insupportable tourment. Il peut arriver qu’elles jouissent ou souffrent réellement, mais ces émotions-là ne se distingueront pas du reste. Leur jouissance se fond aux trucs de hardeuse, leurs sanglots à des larmes de crocodile. Nous en sommes tous là, femmes ou non.
Voilà peut-être pourquoi Lynch fond aussi intimement conditions féminine et imagière. Ce dont les femmes ont longtemps été les victimes exclusives (la prostitution et la pornographie, pour le dire vite) est devenu une expérience universelle, toutes nos âmes et toutes nos images étant vérolées de conditionnements et de logos. En ceci, Lynch s’inscrit dans une lignée particulière de la modernité, cette modernité où les femmes incorporent la logique de la reproduction culturelle, se dédoublant ou se clonant en de multiples exemplaires, entre copies parfaites et sosies grotesques, idoles de papier glacé et obscénité d’une chair tout à la fois refoulée et prostituée. Vertigo (Alfred Hitchcock, 1958) en constitua bien sûr le blason grandiose, et outrageusement explicite. Avant lui, d’autres films ont toutefois eu le pressentiment de l’image-femme. Parmi eux : Kiss Me Deadly (En quatrième vitesse, Robert Aldrich, 1955), où les figures féminines semblent flashées par une lumière inhumaine, grande photocopieuse cannibale qui allie technologies de l’atome et de la reproduction. Ce flashage affecte également les images-femmes de Persona (Ingmar Bergman, 1966), littéralement ramenées au ruban de celluloïd défilant dans un projecteur. Mulholland Drive en constitue le remake clandestin, en termes plastiques et narratifs, leurs deux scénarios pouvant être ramenés au même résumé. Dans le méconnu Carnival of Souls (1962) – carnaval des âmes, titre qui pourrait coiffer la plupart des films de Lynch –, le Texan Herk Harvey suit lui une femme ne réalisant pas qu’elle est désormais un fantôme, croyant agir là où elle fait seulement apparition ; destin possible des héroïnes de Mulholland Drive.
Contemporains de Lynch, mais émanant de générations antérieures, deux maîtres lient intimement tourment érotomane et extase formelle dans les années 1980 en proposant chacun un remake de Vertigo. Dans Identification d’une femme (1982), Michelangelo Antonioni s’abandonne aux sortilèges frelatés du téléfilm érotique, pressentant l’Europe berlusconisée qui point. Quant à Brian De Palma, il transplante
avec Body Double (1984) Vertigo dans le milieu du porno californien. Fantasmes épilés, chair d’autant plus intouchable qu’elle est profanée en boucle. Les images-femmes de Lynch errent dans les mêmes enfers.
Hervé Aubron*
* Auteur de l’essai Mulholland Drive, de David Lynch (Dirt Walk With Me), aux éditions Yellow Now.