« Que montre Dernier maquis ? Un patron qui offre un lieu de culte pour ses hommes. Est-ce pour acheter la paix sociale, comme il le lui sera reproché à la fin par les mécanos, ou pour être un bon musulman (devoir de convertir autour de lui) ? Rabah répond : les deux. Donc nous tenons un grand personnage de cinéma, complexe à souhait, et en général un grand film où le matériel et le spirituel ne cessent de s’imbriquer (la circoncision déclarée comme accident de travail, la discussion très politique dans la mosquée pour revendiquer un imam choisi par les ouvriers). Il y a là quelque chose de profondément brechtien, et quand j’ai lancé le mot, Rabah l’a attrapé au vol, racontant qu’il avait découvert le théâtre avec un prof qui les faisait jouer du Brecht.
A partir de certains plans que j’avais repérés, j’ai essayé d’identifier l’esthétique de Rabah. Qui est apparue telle que je la pressentais : tendant vers la contemplation, le pictural, l’abstraction, tout en arrivant à mener un grand film social, parfaitement localisé, parfaitement précis sur les rapports de classe et de force. Rare équilibre, celui des plus grands –Antonioni et Eiseinstein se sont invités dans la discussion.
On a procédé comme j’aime, c’est-à-dire en regardant des plans ou des moments précis. Par exemple celui où les deux acteurs s’interrompent pour laisser passer l’avion, moment que Rabah garde au montage parce que la tête de hadji est géniale à ce moment. Cela nous a permis de parler de ces avions qui ont gâché le tournage mais dont Rabah a essayé de faire une chance. Et du travail sur le son, énorme, souvent la piste mixée n’est pas celle qui correspond à l’image, il y a un gros travail de composition du son, avec un compositeur qui a élaboré des pistes à partir des sons réels.
Cela s’inscrit dans un grand refus du naturalisme de la part de Rabah (pas fan de Kechiche) ; gros doute sur le fait que le réel soit à portée de main : donc on le laisse venir, on l’attend, on planque, on le recompose, on le repeint (palettes rouges), on le picturalise pour arriver à atteindre quelque chose.
D’où beaucoup de plans quasi-abstraits, que Rabah commente comme des compositions (les pieds derrière la palette rouge, pendant une ablution). Et des plans déconnectés entre eux, acquérant une certaine autonomie esthétique.
Brecht, Eisenstein, je crois qu’on commence à comprendre le vraie terreau sur lequel a poussé Rabah : celui des banlieues rouges. Si ce film est promotionnel, c’est plutôt d’une certaine foi communiste dans la solidarité ouvrière, même si le film la met à mal. Simplement, cette solidarité survit dans certains gestes liés au culte, comme dans cette très belle scène où les hommes se serrent la main après la prière.
Il ne saurait y avoir discussion sur l’islam – et bien sûr on n’y coupera pas - que si on ressaisit ce thème (finalement assez discret dans le film, et de toute façon si délicatement traité) dans un ensemble spiritualiste. J’ai avancé le mot, Rabah l’a volontiers accueilli. Il y a chez lui une forme de mysticisme : dans sa façon de faire du cinéma, d’en parler, d’attendre le plan qui viendra, d’accepter le plan qui s’offre, etc.
En tout cas je suis heureux d’accompagner ce chef-d’oeuvre, et je pèse mes mots.
Et puis il y a une chose simple à dire : ce film documente un fait majeur de la société française : l’islam est devenue la religion de la classe ouvrière. »
François Bégaudeau