Cela restera comme une des surprises de ce temps : après le 11 septembre 2001, les Etats-Unis n’ont pas produit un cinéma de vengeance mettant en scène l’événement dans le cadre d’un spectaculaire propre à galvaniser le patriotisme des foules. Hollywood a au contraire accompagné les progrès d’une prise de conscience quant au sens et à la portée véritables du « terrorisme ». A la limite il n’est même pas besoin de supposer là le jeu d’un revirement ; le chemin s’est tracé à pas plus feutrés, par un glissement venu de la compréhension de ce qui, peu à peu, s’est mué en évidence. Avec George W. Bush et le USA Patriot Act (rappelons que le nom de ce dispositif de surveillance voté dès le 25 octobre 2001 est un acronyme artistement maquillé en bannière : « Uniting and Strenghtening America by Providing Appropriate Tools Required To Intercept And Obstruct Terrorism »), c’est le pays lui-même qui est passé du côté de la terreur. L’Afghanistan et l’Irak le confirmeront bien assez. Le terrorisme, dès lors, peut être aussi ce qui renoue avec une vocation émancipatrice pour s’opposer à la tyrannie américaine – frottements d’une terreur mineure et d’une Terreur majeure. En six ans il y aura donc eu peu de films sur le 11 septembre. Vol 93 de Paul Greengrass et World Trade Center d’Oliver Stone ont l’un et l’autre « raté » à dessein l’événement, en épousant pour le premier le point de vue aveugle des centres de contrôle aérien puis de l’avion qui s’écrasa dans un champ de Pennsylvanie, en s’enfouissant pour le second sous les décombres du WTC. Le fait marquant de ces années aura plutôt été la montée, depuis le cœur de l’industrie, d’un cinéma s’approchant des Tours en les contournant, par allégories et métaphores. Sous couvert d’évoquer une « autre » terreur, des films ont dénoncé la terreur américaine. La satire électorale de Homecoming de Joe Dante est transparente, comme celle de George A. Romero avec Land of the Dead. Derrière l’Angleterre futuriste de V pour Vendetta (James McTeigue) et des Fils de l’homme (Alfonso Cuaron), l’on reconnaît encore les Etats-Unis actuels, même s’il y a des raisons profondes à cette transposition, qu’élucide finement Slavoj Zizek sur le DVD du second. A travers la brutalité des rapports entre police et mafia, et le jeu de miroirs entre les faux frères Matt Damon et Leonardo Di Caprio, Les Infiltrés de Martin Scorsese peint à la bombe le portrait d’une nation désormais livrée à l’infâmie des rats. Le masque hideux du terroriste a donc commencé de se confondre avec le visage radieux du héros. Christopher Nolan et Batman Begins ont tenté la superposition, avec audace et maladresse, assombrissant la figure du justicier ailé d’une autre manière que Tim Burton avant eux. V pour Vendetta l’a opérée en pleine lumière, grâce à ce V qui ne retire jamais un masque dont le sourire inamovible pare d’un atour terriblement séducteur le nihilisme d’un programme de destruction. Spike Lee s’est intelligemment amusé de la confusion avec Inside Man, vêtant les cambrioleurs d’une banque de Manhattan et leurs otages d’une même cagoule blanche : tous témoins, tous suspects. Et lorsque ces deux faces, celle du « bon » et celui de la « bête », demeurent nettement séparées, elles aspirent à se rejoindre. Déchirante beauté du film de Romero, dans lequel le peuple des zombies, privé de parole et hypnotisé par l’éclat des « fleurs du ciel », finit par fraterniser à distance avec celui des mavericks engagés pour l’exterminer : il se pourrait que les uns et les autres se communiquent un début de conscience politique par l’intelligence réciproque de leurs conditions. Dans tous ces films, la révolte articulée s’alimente de même à un inarticulable, tout comme le terrorisme avance vers la clarté d’une véritable articulation. Voici donc un cinéma qui se tient au milieu du gué, arrangeant un peu au hasard des approximations morales. Mais ce vague va de pair avec la conquête d’un privilège précieux : celui de tout relancer sans rien conclure.
Hollywood aura fait de la terreur plus et moins qu’une question politique, quelque chose qui concerne directement le cinéma. Par une sorte de paradoxe, c’est l’incertitude de son signe qui aura permis de redéfinir une positivité de l’image. La terreur est devenue effet d’art, réanimation en gloire des fantômes d’un genre (Homecoming, La Guerre des mondes, Land of the Dead), reconstruction des tréteaux du vieux théâtre (V pour Vendetta), résurgence d’un grotesque de chair et de sang (Les Infiltrés) : hurlements en faveur d’une mascarade. Tous ces masques dupliquent celui que V, déjà, avait distribué en plusieurs centaines de milliers d’exemplaires dans toute l’Angleterre. Ils deviennent une peau : la terreur qu’ils affichent ou dissimulent est moins la survenue ou l’escamotage d’une explosion dans l’image que sa trame, le nouveau régime de sa visibilité. C’est ce qu’est venu entériner Zodiac au début de l’été. Introuvable, le tueur n’en contamine pas moins chaque portion de l’écran par les indices qu’il y disperse, les portraits que le caricaturiste Graysmith dessine de lui, ou encore ces trucages numériques auxquels David Fincher a recours, pour disposer à l’arrière-plan la féerie d’un 4 juillet, surplomber le Golden Gate Bride ou suivre à la verticale le trajet d’un taxi dans San Francisco. On voit que la réflexion menée au gré des sorties sur le « cinéma de terrorisme » rejoint notre obsession du numérique, ainsi que l’enquête sur la réappropriation des moyens technologiques (à l’intérieur de l’image et pour la fabriquer) conduite sous le nom de « subtil ». De la terreur au cinéma « entré dans les têtes et passé dans les choses », il n’y a que l’écart – infime et décisif – d’un contenu à une forme : c’est la même immanence, la même signature du contemporain. Disons-le avec Giorgio Agamben : « Plus les dispositifs [téléphones portables et autres] se font envahissants et disséminent leur pouvoir dans chaque secteur de notre vie, plus le gouvernement se trouve face à un élément insaisissable qui semble d’autant plus se soustraire à sa prise qu’il s’y soumet avec docilité ». Terreur pour tous. Cela veut dire qu’elle est devenue bonne et mauvaise, insaisissable. Agamben encore, quelques lignes plus tôt : « Aux yeux de l’autorité (et peut-être a-t-elle raison), rien ne ressemble autant à un terroriste qu’un homme ordinaire. » Si la terreur menace partout, chacun peut désormais en passer le costume. Comme une ironie ou comme une armure. Comme une outrance ou comme un incognito. Dans l’ombre et à l’horizon du 11 septembre, ces alternatives auront été celles d’un cinéma américain balancé entre fatalisme et réancrage à gauche. Elles l’auront aidé à reprendre confiance, dans l’image « pour elle-même » et dans sa force d’intervention. Elles l’auront également préparé à aller ailleurs, jusqu’en Irak on va maintenant le suivre.
Emmanuel Burdeau
It remains surprising that after September 11, 2001, the US was not tempted to use cinema as a tool for vengeance by showing the event in a sensational way and thereby galvanising the patriotic fervour of the masses. On the contrary, Hollywood has stayed true to an increasing awareness about the real meaning and scope of terrorism. Ultimately, we cannot even assume a feigned change of heart. The surreptitious path to clarity has been created by a shift in attitude derived from a gradual understanding of the obvious. After George W. Bush and the USA Patriot Act (let us remind ourselves that the name for this surveillance measure, voted in on October 25, 2001, is an acronym which has been skilfully disguised as a banner : ‘Uniting and Strengthening America by Providing Appropriate Tools Required to Intercept and Obstruct Terrorism’), it was the country itself that moved towards terror. Afghanistan and Iraq have confirmed this. Consequently, terrorism is perhaps also something that can reawaken the spirit of emancipation in order to confront American oppression - the friction between a minor terror and a major terror.
In six years there have been very few movies about September 11. ‘Flight 93’ by Paul Greengrass and ‘World Trade Center’ by Oliver Stone both deliberately ‘failed’ to capture the event, the former maintaining a focus on the unseeing air traffic control centre and afterwards, on the plane crash in a Pennsylvanian field, the latter burying itself under the rubble of the WTC. What has marked this period has been the growth of a cinema (from the heart of the industry itself) that has broached the subject of the ‘Towers’ indirectly by employing allegory and metaphor. Under the guise of evoking another type of terror, films have denounced American terror. The electoral satire, ‘Homecoming’ by Joe Dante, is transparent, similar to ‘Land of the Dead’ by George A. Romero. Behind the England of the future in ‘V for Vendetta’ by James McTeigue and ‘Children of Men’ by Alfonso Cuaron, we can still recognise the US as it is today, even if, as Slavoj Zizek subtly illustrates on the dvd of the latter, there are clear reasons for the change. Through the brutality of the relations between the police and the Mafia and the game of illusion between the backstabbing Matt Damon and Leonardo di Caprio, ‘The Departed’ by Martin Scorsese spray paints the portrait of a nation that has been handed over to the ‘rats’.
The hideous mask of the terrorist therefore begins to merge with the radiant face of the hero. Christopher Nolan, boldly, albeit clumsily, tried this superposition with ‘Batman Begins’, casting a different shadow over the face of the caped crusader than Tim Burton before him. ‘V for Vendetta’ achieved it in full view because V never once removed that mask with the fixed smile, a smile which gave a terribly seductive allure to the nihilism inherent in his programme of destruction. Spike Lee cleverly plays with the confusion in ‘Inside Man’, having both the robbers of a bank in Manhattan and the hostages wearing the same white overalls - each a witness, each a suspect. Then when the two sides - the ‘good’ and the ‘bad’ - are noticeably apart, they seem to strive to be with each other again. In the piercing beauty of Romero’s film, the zombies are deprived of a voice and hypnotised by the flashing light from the ‘sky flowers’, but later consort with the mercenaries who have been hired to exterminate them. It could be that they are communicating the beginnings of a political conscience through a mutual understanding of their conditions. In each of these films, the revolt that has been articulated lives off the inarticulable, just like terrorism moves towards the clarity of a genuine articulation. Here we have a cinema that has chosen to cross at the ford, organising its moral approximations slightly haphazardly, but this vagueness goes hand in hand with control over a special privilege : being able to start everything off again without having to bring it to a close.
Hollywood has made terror into something that concerns cinema directly - more than, but at the same time, less than a political question. By a sort of paradox, it is the uncertainty behind its stance that has enabled it to redefine a positive aspect from the image. Terror has become an art form - the glorious revival of a certain type of ghost (Homecoming, War of the Worlds, Land of the Dead), the rebuilding of the stage as if for a traditional piece of drama (V for Vendetta), the resurgence of the human grotesque (The Departed). It is like they are all crying out for a masquerade ! Already these masks are identical to V’s mask, several hundred thousand of which he distributed throughout England. They have become a skin - the terror that they show or hide is less the occurrence or the retraction of an explosion on screen than the new regime of visibility, that is, the plot. This was confirmed in Zodiac at the beginning of the summer. The uncatchable killer contaminates every part of the screen with the clues that he leaves, the portraits that Graysmith, the cartoonist, draws of him or via the digital special effects that David Fincher employs to capture the magic of July 4 in the background, to overhang the Golden Gate Bridge or to follow the route of a taxi in San Francisco from above.
We can see that the drift of thought engendered by the releases from the ‘cinema of terrorism’ has brought together our obsession with all things digital and our questioning of the reappropriation of technology (inside the picture and in its creation) under the heading ‘subtle’. From terror to cinema “entering our heads before being transformed into something tangible”, there is only a small and decisive gap between the content and the form - it is the same immanence, the same contemporary signature. As Giorgio Agamben has said, “The more that devices such as mobile phones become invasive and disseminate their power to every aspect of our lives, the more government will find itself facing an untouchable element - an element that will appear to avoid capture, but readily submits to it.”
A terror for everyone - what does it mean exactly ? It means that terror has become both good and bad - untouchable. Agamben again states, “In the eyes of the state (and perhaps the state is right), no one resembles a terrorist more than an ordinary man.” If terror threatens everywhere, as of now, each of us can wear the disguise, either as an irony or as an armour ; to be outrageous or to remain incognito. In the shadow and the horizon of September 11, these alternatives have been those of an American cinema balancing between a fatalism and a reaffirmation of the left. They will have helped the cinema regain confidence in the images it projects and in its strength to intervene. They will also have helped it to move farther afield, to Iraq - and we will follow it.