EDITO
Programmation de Christian Louboutin, en partenariat avec le rédacteur en chef des Cahiers du cinéma, Emmanuel Burdeau.

Entretien avec Christian Louboutin Je suis beaucoup allé au cinéma, j’ai beaucoup lu. Moins depuis quelques années. Je n’ai plus le temps. Je vois des films dans l’avion ou en DVD. Mais le cinéma a été assez fondateur pour moi. Beaucoup plus que la photo. Je n’ai jamais été intéressé par la photo de mode. Sans doute parce que je n’ai jamais voulu entrer dans la mode. Je voulais faire des souliers, très précisément.

La Maison et le monde, Satyajit Ray, 1984 L’héroïne vit dans une maison coupée en deux : le quartier des hommes, relié au monde, et le quartier des femmes, isolé. Un passage avec des carreaux noirs et blancs sépare les deux, comme une passerelle. Lorsque, encouragée par son mari, elle prend enfin la décision d’aller dans le monde, la musique devient plus puissante, comme souvent dans les films de Ray. La femme hésite, elle sait que c’est un passage qu’elle ne fera qu’une seule fois. Le moment a une signification symbolique évidente. L’hésitation est magnifiquement exprimée par la démarche, le jeu des pieds nus sur les carreaux. La scène me rappelle les jeunes filles qui portent des talons hauts pour la première fois : elles sont projetées dans le monde. C’est quelque chose que j’ai souvent vu, dans ma boutique, le père – jamais la mère – accompagnant sa fille pour acheter des talons hauts. Les souliers sont un outil de transmission, une façon de devenir une femme, comme un piédestal. Si vous agitez un bâton de trois mètres, les vibrations à l’autre bout seront très fortes. C’est pareil pour la démarche en talons hauts, ça remonte jusqu’en haut du corps. Il y a une sécurité, une faiblesse et une confiance à porter des talons. Il y a aussi une sécurité, une faiblesse et une confiance à ne pas en porter. Ça marche dans les deux sens. En talons, les femmes peuvent se sentir fortes d’être fragilisées.

Traquenard, Nicholas Ray, 1958 On découvre la femme par les jambes, avec l’homme à l’arrière. Cyd Charisse avait l’une des plus belles paires de jambes du monde. Ce qui ne veut rien dire, l’essentiel est de savoir s’en servir. Une paire de jambes n’est belle que si elle sait s’exprimer à travers une démarche. Cyd Charisse est la plus belle danseuse en termes d’expression de jambes, surtout au cinéma. Si je pense en termes de démarche, je pense à elle. Ou à Marilyn. Ou à Jayne Mansfield bouleversant tout sur son passage au générique de La Blonde et moi de Frank Tashlin : les chiens aboient, le camion de lait explose… Je pense aussi à Brigitte Bardot, à Jeanne Moreau dans La Baie des anges de Jacques Demy. Si je pense en termes de pose, c’est Marlene Dietrich : Marlene ne marche pas, elle pose. Rita Hayworth, c’est encore autre chose : le haut du corps, les épaules, le jeu des épaules en avant ou en arrière, le buste, le relevé de tête, la voix. Il y a les actrices qu’on découvre par le haut : Rita Hayworth dans Gilda. Et celles qu’on découvre par le bas : Marilyn, Cyd Charisse dans Traquenard. Je suis venu aux souliers par les danseuses. Je suis né à Paris, enfant j’adorais le music-hall. Entre 11 et 14 ans j’avais un très bon ami avec lequel j’allais voir toutes sortes de spectacles : on entrait gratuitement après l’entracte. Expérience très enrichissante puisqu’il fallait, pour comprendre, observer à la fois la scène et la salle, les réactions… J’ai aussi vu, à la même époque, une K7 avec les meilleurs moments des revues du monde entier, Beyrouth en pleine guerre, les années 30, des revues américaines, françaises, chinoises… A un moment je voulais dessiner des souliers pour le music-hall. J’ai été stagiaire aux Folies Bergères. Beaucoup plus tard, j’ai fait des photos du Crazy Horse, avec David Lynch. C’est lui qui m’a appelé pour son exposition de la Fondation Cartier. Il voulait un arbre avec des fruits défendus qui soient des souliers, dans des cages. De mon côté j’avais envie, pour une fois, de faire des photos avec des souliers qui ne soient pas destinés la marche. Depuis longtemps je pensais à une lumière à la Lynch. C’est ainsi que sont nées les photos de l’exposition Fetish. Lynch a un moteur fétichiste : l’obsession de détails qui créent et deviennent un univers complet, les clés, les gros plans sur des choses petites qui ouvrent sur des choses plus grandes.

Mademoiselle, Tony Richardson, 1966 Je l’ai vu la première fois à 15 ans, à l’époque où j’étais jeune punk, dans un festival du sado-masochisme. J’étais très fier, je pensais voir un film avec du cuir et des clous, un univers à la Fassbinder ou à la Kenneth Anger. Pas du tout un film qui se passe dans la campagne française. Jeanne Moreau joue une institutrice qui enseigne dans un village où débarquent chaque année des bûcherons italiens saisonniers. L’un d’eux est un très bel homme dont le fils est élève de Mademoiselle. Celle-ci est très dure avec lui. Le père est un playboy qui couche avec à peu près toutes les femmes du village, tous les hommes le haïssent. Et pendant ce temps-là des granges brûlent, sans cesse. L’institutrice est très années 50 : blouse grise, soulier plat, sale regard. Vers le milieu du film elle rentre chez elle, ouvre une commode où sont rangées plusieurs paires d’escarpins noirs typiques des années 50 : pointus, avec des talons aiguilles un peu rentrés. Elle les enfile, puis ouvre un autre tiroir dans lequel il y a des boîtes d’allumettes impeccablement rangées. Elle part dans la campagne, elle allume le feu. On comprend qu’elle s’est changée en femme dominatrice pour devenir la pyromane. Tout le film est très beau, super-érotisé. L’institutrice tombe amoureuse du bûcheron, ils font l’amour dans la forêt. Au matin elle en ressort décoiffée mais très belle, satisfaite. Tout le village l’attend, affolé. Elle dit juste : « C’est lui ». Commence alors une chasse à l’homme au cours de laquelle l’homme se fait découper en morceaux. Mais le petit garçon sait tout, et Mademoiselle sait qu’il sait. Elle le regarde, impassible, pendant que tout le monde lui donne des fleurs et la réconforte. La scène de transformation me rappelle la première fois que j’ai vu, véritablement, des talons aiguilles. Jusque là je n’avais vu qu’un dessin à la porte d’un musée : interdiction de porter des talons aiguilles parce que ça brise les parquets et raie le carrelage. J’ai suivi une femme jusque derrière les baraques, à la Foire du Trône. Un type m’a attrapé et m’a donné un grand coup de pied dans le derrière. J’ai alors compris que la femme était une pute. Elle portait le même type de soulier, avec la même symbolique que dans Mademoiselle.

Belle de jour, Luis Bunuel, 1967 Comme La Maison et le monde, Belle de jour m’intéresse en raison de l’hésitation exprimée à travers la démarche. Séverine monte les escaliers de la maison close, elle fait un pas en avant, deux pas en arrière : c’est à nouveau la projection dans un univers vue à travers une démarche. Dans La Maison et le monde les pieds sont nus, la démarche ondulée. Dans Belle de jour la démarche de Catherine Deneuve est très rigide, elle porte l’idée de la bourgeoise française des années 60. Les jambes sont anguleuses, la démarche saccadée, pas du tout mélodieuse. Et le soulier presque plat, talon droit, boucles carrées argent, bout vernis noir. C’est un soulier de Roger Vivier de 1967, son plus célèbre. J’ai rarement fait des souliers pour le cinéma. Sans doute à cause de l’importance actuelle de la mode, c’est toujours un peu la même histoire, le soulier directement symbolique… Or pour moi, il est très important qu’on regarde la femme avant de regarder le soulier. Je ne mettrais pas un soulier chez moi, sur une table. Ma passion ne va pas jusque là. Quand le soulier est le moteur direct, ça ne m’intéresse pas. Dans le film que je suis en train d’écrire, le soulier ne joue d’ailleurs aucun rôle : c’est l’histoire d’une nageuse synchronisée. Il y a quand même une scène avec une femme très excentrique, Esther Miranda, qui s’estime très connue parce qu’elle est la seule à avoir nagé avec des souliers. Esther pour Esther Williams, Miranda pour Carmen Miranda. Elle danse dans l’eau avec des plateformes, dans une scène qui vient comme dans un rêve. Je n’ai pas pu résister.

Le Journal d’une femme de chambre, Luis Bunuel, 1964 Ce film met en scène la forme de fétichisme avec les souliers la plus évidente : la botte viennoise, l’idée presque simplette du soulier pour fétichiste, avec le laçage, le cuir… Jeanne Moreau est une actrice formidable. Voilà quelqu’un qui s’est servi de son corps d’une manière incroyablement sexy. On ne peut pas dire si elle est belle ou pas belle. De la super-laide à la super-belle, de la super-sexy à la super-repoussante, elle exprime et parcourt tout le spectre. Ce qui est vraiment rare. Je me souviens d’avoir vu au théâtre de l’Odéon Le Temps et la chambre de Botho Strauss, mis en scène par Chéreau avec Anouk Grinberg et Pascal Greggory. A un moment tout le monde disparaît de la chambre, et il y a une colonne qui se met à parler. « Moi la colonne, si je pouvais parler, si je pouvais m’exprimer… » Je trouvais ça très beau, et la voix qui en sortait pouvait correspondre à celle d’une colonne. C’était Jeanne Moreau. Elle est vraiment la voix. Elle est capable de s’exprimer dans une colonne. C’est insensé. Jeanne Moreau est parmi les actrices qui savent le mieux incarner un côté sombre, revêche, nuisible, un peu passive, en retrait. Alors que dans la vie c’est l’inverse, elle va de l’avant… Dans tous les rapports de rituel fétichistes, elle est très forte. De toute manière Bunuel est irremplaçable pour le fétichisme : Tristana, Viridiana, La Vie criminelle d’Archibald de la Cruz, El…

Vivement dimanche, François Truffaut, 1983 J’aime beaucoup les actrices et les voix des actrices, mêmes ratées. Je les trouve aussi impressionnantes que les voix profondes, bien placées… Melanie Griffith, par exemple, a une voix à la fois pénible et charmante. J’aime la voix parfaite de Fanny Ardant. François Truffaut est un grand directeur de voix, et Fanny Ardant est très bien dirigée dans Vivement dimanche. Elle est au maximum de sa théâtralité : ça monte et ça descend sans cesse. Il y a aussi, bien sûr, l’alchimie entre eux. C’est l’histoire d’une femme amoureuse d’un homme caché (Jean-Louis Trintignant). Elle l’écoute parler des femmes qu’il aperçoit par le soupirail, et décide de faire partie de ses femmes. Elle sort alors les talons de son sac, pour aller et venir à son tour devant le soupirail. Elle est sûre, maintenant, d’être entrée dans l’inconscient de l’homme qu’elle aime. C’est à nouveau l’idée de la démarche, mais avec un homme qui la voit moins qu’il ne l’entend. Je pense au son en faisant des souliers. La mule donne un son très particulier, quasiment des castagnettes, parce que le pied n’est pas tenu par l’arrière. Au contraire, on peut pratiquement étouffer le bruit d’un soulier avec des talons. Le talon est lié aux sons, à l’ouverture… Dans le fétichisme, il y a aussi le pied enfermé : l’enfermement complet, jusqu’à la cagoule. Certaines matières évoquent directement le fétichisme : le vernis rouge, jadis apanage de la prostituée. Aujourd’hui les choses sont plus mélangées. Les souliers sont plus jolis qu’il y a vingt ans, et il y en a beaucoup plus. C’est lié, entre autres, à l’arrivée du punk. Les femmes sont devenues blondes, aujourd’hui plus personne ne parle plus de fausses blondes… A l’époque j’adorais Tina Turner, l’une des rares à chanter perchée sur des talons. Mais les femmes à talons étaient plutôt considérées comme des cruches, des idiotes. Une des premières à avoir mis des talons sur scène – des mules à talons métal et bois –, c’est Blondie, petite chose féminine avec une voix plutôt douce. Mais elle avait un background rock, elle était musicienne, Warhol n’était pas loin. Et d’elle on est arrivé à Madonna.

Les Chaussons rouges, Michael Powell et Emeric Pressburger, 1948 C’est le seul film qui associe un soulier à une démarche qui va vers la mort. En général le soulier n’existe pas sans la femme. Ici il fonctionne tout seul. C’est Terminator : la domination d’un objet sur les êtres. Les Chaussons rouges sont un film très joliment fait, qui traite du désir, jusqu’où il vous entraîne… Il y a pour moi une chose évidente : la danseuse, c’est le talon le plus haut. Être sur les pointes, c’est être au plus près du ciel. Dans ma mythologie personnelle je vois les femmes comme des oiseaux. La boucle de la programmation est donc bouclée avec ce film. La danseuse de cabaret, de music-hall, c’est le symbole de l’oiseau de paradis, l’oiseau exotique : un corps avec des plumes et avec des souliers. La démonstration, la panache, la roue : un oiseau. Avec ce film se rejoignent les deux inverses : la pute, l’oiseau de mauvais augure, et la petite chose virginale. L’une s’envole et l’autre s’écrase en passant par la fenêtre.

Propos recueillis par Emmanuel Burdeau et Claire Lauvernier, à Paris, le 2 septembre 2008.

Christian Louboutin
On le surnomme l’homme aux semelles rouges car tous ses modèles de chaussures arborent précisément des semelles rouges. Un signe de distinction et d’élégance. Enfant, Christian Louboutin tombe sur un panneau du Musée des arts océaniens qui affiche une chaussure à talon aiguille et deux traits la barrant, pour engager les clientes à ne pas rayer le parquet. Il aurait reproduit le dessin à foison sur ses cahiers d’écoliers. La naissance d’une vocation… A 16 ans, ce passionné de music-hall et adepte des dancings tente de vendre ses créations à des danseuses. Sans succès. Il devient apprenti-chausseur chez Charles Jourdan, avant de travailler comme styliste free-lance pour Chanel ou encore Yves Saint Laurent. Il rejoint le grand bottier Roger Vivier, puis crée la société qui porte son nom en 1991. Dans la foulée, il ouvre sa propre boutique à Paris. Ses lignes sont pures et travaillées, ses talons dorés à la feuille ou faits à partir de canettes de Guiness, parmi les matériaux qu’il affectionne l’anguille, le maquereau ou la pintade ! Si le design est réalisé à Paris, la confection de ses modèles, elle, se fait en Italie, avec une finition irréprochable. Parmi les adeptes des modèles de Louboutin, Catherine Deneuve, Caroline de Monaco, Cameron Diaz, Nicole Kidman. Des modèles qui sont vendus aux quatre coins du monde, dans des boutiques qu’il conçoit lui-même.