Même si le classicisme n’est pas l’âge naïf du cinéma américain, et qu’y couve tout ce que développera la modernité des années 60-70, celle-ci reformule radicalement la question politique. Là où le héros traditionnel lutte, au nom de la collectivité, contre une menace extérieure (les Indiens, of course) autant qu’antérieure (la barbarie originelle sur quoi s’est édifiée la Loi), ou contre des représentants du peuple qui ont usurpé leur fonction ou l’ont dévoyée (exemplairemet, les films de Capra), le cinéma moderne, souvent dénué de héros à proprement parler, découvre que le ver est dans le fruit, que l’Etat qu’il convenait jadis de protéger contre le Mal est lui-même gangrené. L’hypothèse du complot intérieur fait son chemin lorsque ceux censés garantir le bien public sont les fauteurs de trouble : la police (Serpico de Lumet, Assaut de Carpenter), les services secrets (La Mémoire dans la peau), les organes de surveillance (Conversation secrète de Coppola, Ennemi d’Etat de Tony Scott). Dès lors l’Etat semble une « mafia au coeur de l’Etat », une machine intéressée à sa seule conservation, au mépris des idéaux qui le fondent. Fleurissent alors les anticipations sur le mode paranoïaque (Body Snatchers de Ferrara, remake d’une série B des années 60), dont le Complots de Richard Donner (Conspiracy theory en dit plus long) sera la problématisation à la fois loyale et ironique. Occupé classiquement à retrouver le fil de l’unité nationale par-delà les conflits, le cinéma américain moderne n’a de cesse de diviser, de fissurer, d’opposer le pays à lui-même. Regarder l’Amérique par le trou de serrure découpé par son cinéma post-classique, c’est, quoi qu’on en pense par ailleurs, prendre une nouvelle fois la mesure d’un pays qui n’est jamais autant lui-même que lorsqu’il retourne le couteau contre soi.

François Bégaudeau