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Shinji Aoyama

Prospective : projection des films du cinéaste japonais non encore distribués en France

Au bout du monde

Pour quelques-uns d’entre nous, critiques, sélectionneurs dans les festivals, cinéphiles, passionnés du Japon, l’affaire est entendue depuis une dizaine d’années déjà : il réside à Tokyo un grand cinéaste contemporain. Excitant, virulent, enthousiasmant, nécessaire, parfois capable d’une violence incroyable, capable de la plus tétanisante mélancolie, capable de la plus humaine chaleur.

 
Ce cinéaste-là, comme on le rêve, se nomme Shinji Aoyama. Sa filmographie peut nous paraître à nous, français, occidentaux, comme intrinsèquement japonaise mais, au fond, si on la regarde de très près, elle n’appartient qu’aux tourments de celui qui la mène – et ce par moments jusqu’à l’épuisement, en tout cas toujours sous le poids dévorant de l’obsession. Aoyama nous disait l’été dernier qu’il commençait à souffrir du poids du Japon sur la perception de son oeuvre en dehors de l’archipel. Il se demandait à voix haute si on pensait à Jean Renoir comme à un cinéaste français : non, pour lui Toni de Renoir c’était l’incarnation absolue du cinéma. Ozu étant le seul à avoir réussi l’impossible quadrature du cercle : être à la quintessence même de ce que nous, occidentaux, entendons par japonais tout en symbolisant par son art de la mise en scène quelque chose comme un absolu du cinéma. Il y a donc à Tokyo un garçon – né en 1964, perclus de rock, de littérature et de cinéma, et qui depuis la fin des années 90 tend vers ça, se pose à voix haute ces questions-là, produit beaucoup de films, mais aussi des livres (six ou sept selon que l’on compte ou pas le recueil de critiques qu’il faisait un temps pour l’édition japonaise des Cahiers du cinéma) dont certains donnent le vertige, et nous sommes quelques-uns à la savoir. Mais quelques-uns, c’est largement insuffisant. Et même à l’intérieur de cette poignée de fidèles, pour qui le nom d’Aoyama est le signifiant du cinéma japonais moderne, presque personne ne connaît totalement cette oeuvre, et pour cause : les films d’Aoyama trouvent de moins en moins le chemin de nos salles. Et, qui plus est, son cinéma est protéiforme : des fictions, qui vont du film radical au cinéma de genre, et aussi des documentaires, enfin si on tient pour documentaire l’art du portrait. Ainsi ses essais sur quelques personnes qu’il tient pour ses sources d’inspiration ; AA, film sur Aquirax Aida, rock critique japonais qui lui ouvrit par ses articles un pan entier de contre-culture, At the edge of chaos, film sur le batteur du groupe d’avant-garde rock Henry Cow, et surtout, Roji-E (To the Alley), un film consacré à l’écrivain Kenji Nakagami, et qui ne ressemble en rien à ce que l’on attend habituellement d’un portrait d’homme de lettres. Le film ne s’appuie sur aucune interview, mais se contente de prendre la voiture pour suivre la route qui mène jusqu’à Shingû, la ville natale de Nakagami, dans la région côtière de Kumano. Longer cette côte, emprunter les mêmes tunnels, se noyer dans l’imaginaire de Nakagami. Si émerveillement et terreur ont un sens, c’est bien dans ce film qu’il faut aller le pêcher. Car rien, pas même la littérature de Nakagami, avec sa langue raffinée et complexe, épaisse, touffue, qui permet la comparaison avec Faulkner (autre grande source d’admiration d’Aoyama), n’atteint ce degré de pureté que déplie le film, en immersion progressive dans la géographie mentale d’une oeuvre, travaillant son affinité élective avec Nakagami par des plans-séquences atteignant ce « bout du monde, moment suprême » (pour reprendre le titre du plus beau livre de Nakagami), face à l’océan encore calme. Depuis, Aoyama s’est juré de ne plus jamais filmer un océan en plan large. De repartir comme à zéro, une fois cet horizon atteint. C’est depuis toujours son mode de fonctionnement. Roji-E n’est presque jamais passé en Europe, mais c’est pourtant le film qui porte en lui la clé ouvrant sur l’intégralité de l’oeuvre d’Aoyama. Lui-même est natif du sud, plus exactement de Kitakyushu, ville de province qui fut le baston de la sidérurgie au premier mitan du XXe siècle, où s’établirent des relations compliquées entre japonais et ouvriers déportés de force de Chine ou de Corée. Puis la ville entama un lent déclin jusqu’à ne plus, aujourd’hui, habiter que le souvenir de ce qu’elle fut. Et cette hantise (au sens derridien) est cet état latent par lequel passent chez Aoyama les peurs, les ressentiments, la mélancolie. L’idée permanente que quelque chose ne se reproduira plus. Ni à Kitakyushu ni au cinéma – sa ville natale a été bâtie au même moment que naissait le cinéma, lequel a accusé de son coté aussi un même déclin. Ce déclin, la mise en scène d’Aoyama s’interdit de l’ignorer. Il n’est pas non plus dans le regret ou dans la résignation. Il circule parmi les ruines, va là où c’est hanté. Par analogie avec une scène musicale estampillée post-rock, la critique a présenté ses premiers films (les mieux distribués en France, Eureka et Desert Moon) sous une appellation de post-cinéma, ou cinéma de l’après. Cet après ne tient pas seulement note de la fin des formes classiques du cinéma (la modernité, Aoyama, cinéphile passionnant, la cherchant partout où il peut, citant dans la même phrase Pedro Costa et Tony Scott, Michael Mann et Daniel Schmidt), mais à des aventures ouvertes : on a pu reprocher à Aoyama de changer trop souvent d’approches, d’alterner des films où il fait dos à la moindre concession et ceux où il se cache un peu pour aller chercher un dialogue avec le grand public. Helpless, Eureka et Sad Vacation forment une trilogie provinciale, adolescente et écorchée, magnifique ilôt fantomatique quelque part entre Nakagami et Faulkner, entre Jim O’Rourke et Johnny Thunders, ou Neil Young. Crickets et Lakeside Murder Case sont des films d’une précision incroyable où le genre devient un prétexte pour étudier en profondeur le mécanisme humain, en entomologiste. L’incroyable Eli Eli est un dépassement dans le bruit (le monde va sur sa fin et nous a changé. Faisons entendre dans le bruit blanc ce changement, et peut-être que le bruit blanc nous sauvera de nos pulsions suicidaires). Le récent Tokyo Koen vaut pour nouveau départ. Le montage du film a été terminé le 11 mars, alors que le Japon connaissait la pire catastrophe. Il nous montre pourtant déjà quel dialogue le Japon entretient avec ses fantômes. Film à succès (au Japon), lui-même tiré d’un roman qui fit un tabac auprès des jeunes tokyoïtes, on y voit Aoyama y dessiner des cercles, chaque fois plus grands, pour que chacun puisse entrer dedans et commencer à enfin regarder l’autre. Il avait filmé le bout du monde, le voilà qui s’attaque au début de la survivance.
 

par Philippe Azoury

To the Alley

Crickets

Song of Ajima

lakeside murder case

Eli, Eli, lema Sabachtani ?

lE PETIT CHAPERON ROUGE

TOKYO KOEN