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C’était en août 2010. Nous avons eu le désir, nous, c’est-à-dire Comolli et Narboni, nous avons eu le désir de recroiser quelques-uns de nos anciens camarades des Cahiers pour les filmer. Revenir sur cette histoire, la nôtre. 1963-1973. Dix années, riches de toutes les promesses, de tous les dangers. Se demander ce qu’il pouvait en rester aujourd’hui.

Jean-André Fieschi était mort un an plus tôt, qui avait été l’un des nôtres de 1962 à 1968. Avant Jean-André, il y avait eu Jean-Pierre Biesse, Serge Daney, Pierre Baudry, Jean-Claude Biette… Pourquoi revenir aujourd’hui sur ces dix années, celles où nous sommes entrés dans l’équipe de la revue, celles où nous nous sommes retrouvés ensemble à la rédaction en chef ? Qu’étaient devenus les membres de ce groupe que nous formions ? Cinéastes, enseignants, essayistes, directeurs de revue, leurs chemins ne s’étaient pas perdus hors des sentiers du cinéma.

 
Si différents qu’ils aient pu être et qu’ils puissent être aujourd’hui, comment les uns et les autres avaient-ils vécu et soutenu l’expérience de ce groupe ? Que restait-il des questions qui nous étaient communes ? Hier, nous disions « nous » ; aujourd’hui nous dirons « nous ». Ce groupe appartient au passé et pourtant nous n’en avons pas fait le deuil. Il nous faut tenter de comprendre ce qu’il en fut de notre histoire, de cette jeunesse. Côté face, nous avons aimé les derniers feux du grand cinéma américain comme jamais, Ford et ses Seven Women, nous avons revu aussi et aimé autrement Ford et son Young Mister Lincoln. Côté pile, nous avons marché dans les rues de Paris contre l’impérialisme US et protesté contre la guerre du Vietnam. Un cinéaste américain de notre âge réunissait le côté pile et le côté face, c’était Robert Kramer. Les films de cinéastes débutants, de Iosseliani à Bertolucci, de Bellocchio à Jancso, d’ Oshima à Glauber Rocha, de Gilles Groulx à Pierre Perrault, ces films nous arrivaient de toutes parts. Partout, des cinémas naissaient. Les monopoles d’Hollywood et de Cinecittà, les studios de Boulogne ou de Babelsberg étaient contournés. Les empires se fragmentaient. L’étonnant, nous disions-nous, était que cela arrivait partout au même moment ou presque, dans la même période historique, 1965-1970, et que tout cela se trouvait être contemporain des révoltes politiques qui, du Japon à Berkeley, de la Sorbonne à Fiat, bousculaient le monde. Nous avons aimé le premier film de Philippe Garrel, Marie pour mémoire. Nous avons aimé le premier film de Jerzy Skolimowski, Rysopis (Signes particuliers : néant ). Nous avons été les seuls à aimer les premiers films de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub, Nicht Versöhnt et Othon. Nous pouvions aimer à la fois Nostra signora dei Turchi de Carmelo Bene et Uccelacci et uccellini de Pasolini. Nous pouvions aimer à la fois Gertrud de Dreyer et Les Petites marguerites de Vera Chytilova, les frères ennemis Vertov et Eisenstein, Godard et Jerry Lewis. Sans y voir de contradiction, et en des temps de haute teneur politique. Le nouveau ne tuait pas l’ancien mais le relisait, lui donnait une nouvelle profondeur, une place dans l’histoire. Il nous semblait qu’il était devenu impossible de penser le jaillissement des nouveaux cinémas sans le relier aux luttes politiques qui lui étaient contemporaines. L’heure était à la toute-puissance de la vision politique du monde, et au primat de la théorie, censée dissiper la méconnaissance, l’illusion, l’aliénation, l’idéologie. La politique, alors, n’était pas pour nous l’ennemie de la beauté. Quand Louis Althusser analysa les appareils idéologiques d’état, les AIE, c’était l’outil dont nous avions besoin. Nous aimions montrer aux autres les films que nous aimions, les diffuser, les faire connaître, courir le monde pour les révéler. Nous avons été pris dans un mouvement d’ensemble, emportés dans le soulèvement général. Nous n’aimions pas, déjà, les reniements. Les erreurs, le dogmatisme, les aveuglements, les impasses de la croyance politiste ou maoïste qui furent les nôtres sont et restent à analyser et à méditer, et le reniement n’y aide en rien. Voilà de quoi nous avons souhaité parler avec nos anciens camarades des « Cahiers »... Quelles ont été nos passions ? Quelles, nos folies ? Comment en sommes-nous arrivés à lier la cinéphilie la plus exigeante et la prise de parti politique extrême ? Questions que nous nous posions. Et puis - entre nous - a aussi joué l’intimidation ou la pression des intelligences et des capacités. La terreur, oui, la terreur même de l’amitié rivale la plus exigeante, la peur extérieure et intérieure au groupe. Terreur aussi que le dehors politique exerçait sur nous, qui étions peu avertis et peu pratiquants de l’exercice de conquête du pouvoir, de prise du pouvoir, de maintien au pouvoir. Tout au contraire, ce « pouvoir » nous n’en voulions pas. Suppression, la dernière année, de la « rédaction en chef », institution d’un comité de rédaction sans hiérarchie ni différence de salaire. Mais aussi raréfaction des photos, stéréotypes d’écriture, aridité de la langue politique, isolement et vertige croissant de la fuite en avant. La revue devenait un radeau, qui risqua de sombrer Quelques mois sans images, quelques numéros dits « blancs », une sorte de régime sec. N’avions-nous pas construit à plusieurs une théorie de la frustration du spectateur au cinéma ? Là, nous passions à la pratique. Nous avons voulu créer avec quelques autres un « front culturel révolutionnaire ». Cela renvoyait au « front gauche de l’art » des formalistes russes. Ce front, le nôtre, s’effondra à la première réunion, à Avignon l’été 1973. Le temps n’était plus aux utopies. Le mouvement de soulèvement qui avait fait basculer le vieux monde en était au reflux. D’un côté, les vieilles lanternes du cinéma de qualité française, toujours là, quinze ans après le pamphlet de Truffaut. Et avec lui tout un cortège critique souvent peu regardant. De l’autre côté, la « bonne » gauche, bonne et bien pensante, bonne conscience et bons sentiments, qui était celle, hélas, des militants les plus aguerris, lesquels toujours avaient préféré un message bien carré dans une forme bien ronde. Là peut-être réside dans toute sa naïve espérance le germe de ce qui devait devenir le « front culturel » : ces militants, ces animateurs sociaux ou culturels, nous rêvions de les amener à nos vues, à nos logiques, à nos choix. C’était bien sûr impossible, et sans doute vain. Avant l’échec politique du gauchisme toutes tendances confondues, il y eut à toute petite échelle l’échec de cette utopie : nouer dans la même trame le militantisme politique et le militantisme cinéphilique — le nôtre. Pierre Overney, militant maoïste, a été assassiné en février 72. Son enterrement est la dernière des grandes manifestations de l’extrême-gauche en France.
 

par Jean-Louis Comolli et Jean Narboni

A voir absolument (si possible),

brigitte et brigitte