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James L. Brooks

Le maître ignoré

« Pataugas pour une vallée de larmes », titrait Serge Daney, à propos de Tendres passions, dans Libération en 1984. « Médiocre téléfilm, sans style visuel…, cinéaste plan-plan qui fait un sort à chaque mot d’un dialogue spirituel pour New-Yorkais sophistiqués, les mêmes ou leurs pères qui boudaient les mélodrames les vrais, les flamboyants, de Sirk ou Minnelli... », ajoutait Michel Ciment dans Positif, tandis que les Cahiers du cinéma reprochaient à James L. Brooks de « constamment s’exercer à faire sincère, jamais à être vrai ». Si l’accueil critique a pu se réchauffer, grâce au travail de feu La Lettre du cinéma, qui lui consacra son numéro de printemps 2005 au moment de Spanglish, puis à celui des Inrockuptibles sous la plume d’Axelle Ropert (ex de La Lettre), et des Cahiers, où Jean-Sébastien Chauvin fit en mars 2011 le premier entretien français avec le cinéaste à l’occasion de la sortie de Comment savoir – James L. Brooks demeure un cinéaste mal aimé. En tout cas en France. Aux états-Unis, la situation est tout autre. Brooks n’a réalisé que six films en trente ans, mais demeure respecté par la critique et par ses pairs, à commencer par Judd Apatow qui le décrit comme un ami et comme un maître : « Je regarde sans arrêt Tendres passions : un film vrai, émouvant, drôle, qui trace une ligne fragile entre comédie et drame. Personne d’autre n’arrive à faire ce qu’il réussit » L’académie des oscars, dans sa sagesse à géométrie variable, l’a récompensé de nombreuses fois : cinq statuettes pour Tendres passions en 1984 (dont meilleur film et meilleur réalisateur), sept nominations, mais aucun prix, pour Broadcast News (récemment honoré, toutefois, d’une édition en DVD chez Criterion) en 1987, et deux prix d’interprétation (Jack Nicholson et Helen Hunt) pour Pour le pire et pour le meilleur en 1998.

 
Brooks déjoue donc la nomenclature établie par les Cahiers jaunes, qui fait du critique français l’exégète des grands auteurs américains, son dealer officiel en prestige, quand ses compatriotes se contentent de lui apporter le succès. D’où vient le malentendu entre le cinéaste et la critique française ? Les causes sont multiples, mais évoquons cette première hypothèse : un timing malencontreux. Arrivé trop tard – ou trop tôt –, à contre-courant des modes et au confluent de plusieurs esthétiques, Brooks se refuse, en outre, à pratiquer un cinéma de la séduction immédiate. Né en 1940, dans le New Jersey, James Lawrence Brooks a l’âge de Coppola, Scorsese, De Palma ou Friedkin, les cinéastes phares du Nouvel Hollywood. Stricto sensu, il fait partie de la génération rock n’roll qui a pris le pouvoir dans les années 1970, avant de le rendre dix ans plus tard, contraint et forcé. Précisément le moment où Brooks, âgé de 43 ans en 1983, se décide à réaliser son premier long-métrage, Tendres passions, un mélodrame larmoyant mais peu flamboyant sur la relation fusionnelle entre une mère et sa fille. étrange, à première vue ingrat (ne seraitce que par sa photographie terne, parfois baveuse, une constante chez Brooks), le film est constellé de scènes infra-comiques et de détails trompeurs : il faut absolument le revoir pour en saisir la beauté, tapie sous la « vallée de larmes » fustigée par Daney. On découvre alors que sous la médiocrité apparente des situations, qui font de Tendres passions un contemporain du soap-opera davantage que du mélodrame sirkien, se cache une férocité le prévenant de la mièvrerie. Dès la première scène, qui montre une mère hystérique secouant son nourrisson pour vérifier qu’il n’est pas mort, on comprend que ces personnages vivent tout dans l’excès, que l’élan qui les rapproche peut aussi bien les fracasser. L’amour a chez Brooks quelque chose d’empoisonné, d’étouffant. Ses films ressemblent à des mille-feuilles émotionnels. Le miracle est qu’il parvienne à ne jamais nous en écoeurer. En 1984, dans un contexte de reflux des audaces artistiques sous les coups de massue de producteurs revanchards (le crépuscule du Nouvel Hollywood), la razzia d’oscars de Tendres Passions parut donc louche. Ce d’autant plus que Brooks a commencé sa carrière comme producteur à la télévision, à une époque où celle-ci ne bénéficiait pas de son prestige actuel. Avec le recul, cette expérience apparaît néanmoins comme fondatrice. Il s’inspirera de son passage à CBS pour Broadcast News, chef-d’oeuvre anthracite sur le devenir spectaculaire de l’information, mettant en scène les rivalités professionnelles et sentimentales au sein d’une rédaction de JT. Il devient ensuite scénariste pour quelques séries modestes, jusqu’au jour où on le laisse créer la sienne, Room 222, l’une des premières à confier le rôle principal à un acteur noir, Lloyd Haines. Mais c’est surtout avec la sitcom Mary Tyler Moore Show et ses deux spin-offs (Rhoda, côté comédie, et Lou Grant, côté drame – ses deux mamelles) que Brooks va, de 1970 à 1977, expérimenter de nouveaux modes narratifs. à rebours des conventions de l’époque, il insuffle de la névrose et du réalisme dans les programmes, une caractéristique également présente dans Taxi (1978- 1982), son dernier show, où s’illustrèrent notamment Danny DeVito et Andy Kaufman. La pierre majeure de son édifice télévisuel reste toutefois Les Simpson, que Brooks encouragea Matt Groening à créer en 1989, et qu’il continue à produire, en plus d’en avoir scénarisé la version cinématographique en 2006. Si la petite famille à la peau jaune n’existait pas, l’Amérique aurait été privée de son miroir le moins déformant, le plus lucide. Notons que Brooks a également produit plusieurs films pour le cinéma, notamment Big (1988) de Penny Marshall, La Guerre des Roses (1989) de Danny DeVito, les premiers de Cameron Crowe, son plus proche héritier (l’éblouissant Say Anything, avec John Cusack, en 1989, puis Jerry Maguire, avec Tom Cruise, en 1996), ainsi que les débuts de Wes Anderson, avec Bottle Rocket (1996). Brooks a apporté à la télévision une richesse psychologique qui lui faisait défaut. En réponse, il a trouvé des ressources narratives et esthétiques qui alimenteront son cinéma – pour le meilleur plutôt que pour le pire. On peut penser qu’il a gardé de cette formation un goût pour l’équilibre et le plan moyen, une tendance à la matité plutôt qu’au brillant. Le genre de prédilection qu’il s’est choisi, la comédie dramatique ou comédie familiale, est une invitation à la demi-mesure. Ici, nul plan ne vient jamais dépasser l’autre. Ne pas prendre cependant cette discrétion pour une absence de style : du cinéma, Brooks a toujours eu le sens extrême du détail et du découpage, sans parler de ses dialogues, ciselés et brillants, que seule la mauvaise foi peut réduire à des bons mots d’auteur. Il a surtout la capacité à spatialiser les enjeux psychologiques, autrement dit à mettre en scène. Un exemple pris dans Spanglish, beau film sur la lutte des classes. Accompagnée de sa soeur, Paz Vega se rend dans la demeure d’une riche famille californienne, pour postuler au poste de domestique. Plan sur les deux femmes, pénétrant dans la maison, éblouies par tant de luxe, contre-champ sur la famille, réunie dans le jardin, au loin, sous un parasol, retour sur les femmes, et boom : l’une d’entre elles, la plus à l’aise, se cogne contre l’invisible baie vitrée séparant les deux mondes. La règle du jeu est d’emblée posée. Une autre raison qui pourrait expliquer la difficulté de Brooks à se faire entendre ici est son appartenance à un courant philosophique typiquement américain, initié par Ralph Waldo Emerson et perpétué par Stanley Cavell : le perfectionnisme moral. Le héros brooksien est « à la recherche du bonheur », pour reprendre le titre d’un ouvrage célèbre de Cavell. Jack Nicholson l’exprime nettement dans Pour le pire et pour le meilleur. Vieil écrivain acariâtre, Melvin Udall invite au restaurant Carol, la serveuse dont il est secrètement amoureux. Helen Hunt, après les usages de politesse, presse l’écrivain de lui faire un compliment, un seul, pour voir s’il en est capable. Celui-ci se lance dans un long monologue gauche centré sur sa petite personne, ses petits soucis psychiques et ses petites pilules encombrantes. Exaspérée, son interlocutrice est sur le point de le planter là quand Nicholson finit par lâcher : « Tu me donnes envie de devenir un homme meilleur, voilà. – C’est le plus beau compliment qu’on m’ait jamais fait », lui répond, sidérée, Carol. C’est aussi la formule par excellence de la morale brooksienne. Plutôt que la cruauté, l’affaire du cinéaste serait la lucidité : lucidité vis-à-vis des autres, lucidité vis-à-vis de soi. Ses personnages mentent et se mentent, s’interdisent de voir le monde tel qu’il est, afin de conserver leur pureté morale, ou simplement par peur, ou plus rarement, par malice. Pas de méchants, tout juste des gens qui s’accordent mal. Si Jeff Daniels dans Tendres Passions, William Hurt dans Broadcast News, Téa Léoni dans Spanglish ou Jack Nicholson dans Comment savoir peuvent paraître respectivement falots, opportunistes, hystériques et manipulateurs, jamais leurs personnages ne sont accablés. Leur seule faute aura été d’abuser de la gentillesse d’autrui, mais pour une bonne raison, du moins de leur point de vue, point de vue que Brooks prend toujours la peine d’expliquer. La société est un théâtre dont seuls certains maîtrisent les codes, d’où le jeu excessif de certains acteurs, qui paraît faux parce que leur personnage est faux. Cela autorise toute sorte de subterfuges, de feintes verbales, de nondits destructeurs : on parle beaucoup, mais on n’ose se dire les choses en face. Seule la médiation permet à la vérité ou à l’amour de survenir. Il y a dans tous les films au moins une scène où les choses les plus importantes sont formulées sur un mode indirect. C’est, dans Broadcast News, William Hurt qui comprend qu’Holly Hunter n’est pas insensible à son charme lorsqu’elle le dirige à travers l’oreillette. C’est, dans La Petite Star – jamais sorti en France, ce que fut d’abord une comédie musicale fut charcuté suite à de mauvaises projections test, jusqu’à ne plus contenir une seule scène musicale : ironie du sort, il s’agit justement d’une satire du marketing hollywoodien ! –, la fille de Nick Nolte qui, devant verser des larmes pour de faux devant un acteur, en délivre enfin de vraies à son père. C’est, dans Spanglish, la servante (Paz Vega) et le maître (Adam Sandler) qui se chamaillent par traductrice interposée, se révélant accidentellement les sentiments secrets qui les lient. C’est enfin, dans Comment savoir, Paul Rudd et Reese Witherspoone qui, rejouant pour les besoins d’une caméra amateur une demande en mariage venant de s’improviser sous leurs yeux, comprennent qu’ils sont faits l’un pour l’autre. Instants miraculeux où les mots s’accordent enfin aux désirs. Pour quelques minutes, le monde s’arrête de tourner. S’ouvre alors une brèche vers le bonheur dans laquelle chacun est libre de s’engouffrer. à moins qu’il ne préfère, c’est un choix, la refermer. L’important, c’est que le choix a existé : telle est la leçon du moraliste James L. Brooks.
 

par JACKY GOLDBERG

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