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The Corner

Mini-série de HBO créée en 2000 par David Simon et Ed Burns, deux ans avant The Wire

Première diffusion francaise

Il serait simple de voir dans The Corner une série de transition. Avant The Corner : le monde de la presse pour David Simon au Baltimore Sun, la police et l’enseignement pour Ed Burns. Après : la réussite magistrale de The Wire puis de Treme, qui en est à sa deuxième saison. C’est au moins oublier l’implication de Simon dans la série réalisée par Barry Levinson, Homicide : Life on the Street, déjà adaptée d’une de ses enquêtes, série qu’il a écrite et produite et au cours de laquelle il abandonne son poste de journaliste.

 
The Corner a pourtant tout d’une passerelle entre l’écrit et l’image, entre le journalisme et l’invention romanesque. Cette mini-série de six épisodes d’une heure est l’adaptation par David Simon et Ed Burns de leur enquête à Baltimore Ouest, The Corner, A Year in the Life of an Inner-City Neighbourhood, parue aux états-Unis en 1997 et publiée cette année en traduction française chez Florent Massot. Ils se sont immergés pendant un an dans ce territoire très nettement défini par ces coins de rue où la drogue circule, se revend. The Corner prend appui sur la famille McCullough que Simon a rencontrée : le père, Gary, toxicomane ; Fran, la mère, essaie de lutter contre son addiction ; DeAndre, l’aîné de seize ans, deale comme tous les jeunes de sa rue ; le fils cadet, DeRodd, huit ans. Toute intrigue policière proprement dite est annulée : les arrestations de trafiquants rythment juste la vie du « corner » ; la question du démantèlement d’un réseau et même celle de l’acheminement de la drogue ne se posent pas. Ne reste que le besoin de drogue devenu ciment d’une communauté ou d’un voisinage. La forme s’émancipe progressivement du récit originel, comme si le travail d’adaptation était aussi une manière de redécouvrir et de s’approprier les possibilités de la narration télévisuelle, tout en ne cessant de coller aux choix des personnages. Rapprocher The Corner de The Wire et de Treme est très tentant, même si, entre ces deux dernières séries, Simon et Burns ont créé Generation Kill, une autre mini-série, elle aussi remarquable, adaptée du récit d’un journaliste embarqué pendant la guerre en Irak. L’élément d’homogénéité le plus frappant, c’est le groupe d’acteurs, comme Clarke Peters (tour à tour Fat Curt, Lester Freamon et Albert Lambreaux), Khandi Alexander (Fran ici, LaDonna dans Treme). On reconnaît dans des apparitions ceux qui incarneront le lieutenant Daniels, Landsman le flic, Proposition Joe… Même constance de l’équipe de production, autour de Robert Colesberry et Nina Kostroff Noble. Malgré une tonalité plus pessimiste, on retrouve dans Treme la richesse et la multiplicité des récits de The Wire ainsi que cette sobriété et cette extrême densité qui, grâce à un seul plan-séquence ou à quelques plans très brefs, sans paroles, réussissent à apporter une immense charge affective. En circulant de façon brutale d’un récit à un autre, Simon contient immédiatement la charge d’émotion ou de suspense. Il s’inscrit dans une veine qu’on peut qualifier de naturaliste mais l’amène vers un tragique à la fois compassionnel et très distant. Dans The Corner, cette forme n’est pas portée à son point d’incandescence. Mais ce qui est passionnant, c’est que le spectateur en voit l’invention et perçoit presque physiquement la joie des créateurs. La présence de David Simon dans le quatrième épisode, assistant amusé au procès de Gary, résonne comme un cri de victoire. Les scènes de shoot du premier épisode sont très longues : ce naturalisme très documenté, éprouvant, éloigne des personnages plus qu’il n’en rapproche. Les explications entre eux sont également longues et chaque déclaration ressemble à une tirade greffée sur un décor naturel. Les personnages se déchirent, souffrent, mais commentent sans arrêt leur souffrance, expliquent leur addiction. Le réalisateur, Charles S. Dutton, intervient directement au début et à la fin de chaque épisode, et ce qui était sans doute prévu comme un effet de réel nous détache du récit. Chaque acte est étouffé par un déluge de paroles. Même si les corps impressionnent, ainsi que ce délabrement qui fait d’eux comme les reflets des maisons et de la rue, la mise en scène du langage l’emporte sur les personnages. Dès le troisième épisode, peut-être le plus beau, la série semble trouver quelque chose qu’elle ne cesse d’approfondir, sans doute une façon de se décentrer, comme le suggèrent les titres qui mettent d’abord l’accent sur Gary avant d’arriver à tout le monde, « everyman ». Le temps d’une scène, chaque personnage est aussi important, voire plus, que Gary, Fran ou DeAndre. Dans le dernier épisode, ceux-ci semblent même regarder leur vie se dérouler sans eux ; plus nous les voyons, plus les actions s’enlisent et d’autres personnages viennent leur offrir des points d’équilibre possibles. On a plutôt l’impression que la matière très riche de The Corner aboutit à une forme qui, ensuite, va sublimer, exalter autrement cette matière. C’est une sorte de transsubstantiation – même s’il est sans risque de relire l’Histoire à l’envers. La trajectoire de DeAndre, et en particulier les encouragements des enseignants pour qu’il participe à un concours d’éloquence, vont nourrir les interrogations de Simon et Burns sur le système scolaire dans la quatrième saison de The Wire. Le constat sera identique. Ce que l’école propose à DeAndre, c’est de l’intégrer à une société que non seulement il n’a pas choisie mais qui surtout n’est pas la sienne. Dans The Corner, les figures d’éducation et de répression sont reléguées au second plan. Il est difficile de ne pas reconnaître en Gary et en Fran les tensions qui vont permettre à Simon et à Burns de créer Bubbles, le personnage le plus attachant de The Wire. Dans la première saison, il s’agit d’une silhouette qui hante Baltimore Ouest, un indicateur, un drogué sympathique, un peu à la traîne. Toujours en dehors des intrigues principales, il représente l’une des rares trajectoires véritablement positives de la série. Après la mort par overdose de son ami, dont il se sent profondément responsable, il décide de se bâtir une nouvelle vie, d’entamer une cure de désintoxication et de s’insérer socialement, d’avoir un emploi. Bubbles semble être la synthèse de ces deux mouvements opposés qu’incarnent Gary et Fran. Tous les deux sont habités par des zones indiscernables de vie et de mort. Gary est le personnage le plus doux, mais sa tendresse le rend fragile, plus faible aussi. Il se donne l’air d’agir, arpentant sans cesse son quartier à la recherche d’un peu de ferraille à voler et à revendre, une combine hasardeuse, quelques pilules, des cigarettes. Il passe d’un lieu à l’autre, mais toujours en circuit fermé : de la maison de sa mère à la rue, d’un coin à un autre coin de rue, bougeant sans cesse mais mollement, comme écrasé. Fran est plus dure, plus en colère. Elle ne voit aucune antinomie entre son addiction et son rôle de mère. Finalement, Gary est travaillé par la mort, Fran par la vie et leur corps exprime cette différence de hantise : celui de Gary change peu, figé dans une torpeur attristée. Au contraire, celui de Fran est protéiforme : la série en alterne très souvent plusieurs états, de la fêtarde féline des années 1970, à la loque sèche qu’elle est devenue. Le sujet que se donne The Corner, ce sont ces courants ou ces forces qui, de façon indissoluble, construisent et détruisent, dans le même mouvement, un être, une vie, un quartier. Le corps est devenu un territoire ; pour les personnages, chaque sursaut correspond aussi à des renouvellements de corps, comme Marvin, le dernier compagnon de Fran, dont le maintien est si rigide lorsque nous faisons sa connaissance, puis si vite défait, lorsqu’il replonge dans la drogue. Le matérialisme viscéral de David Simon est allié à une science du détail et du global, à un regard qui rattache les défaites individuelles à une collectivité en déroute. Les convulsions qui s’abattent sur un corps s’emparent également de l’agrégat social. Ces tensions extrêmes entre relâchement et violence, espoir et crise, dynamisme et perte du regard se retrouvent dans les personnages qui incarnent le corner. Ella Thompson, dont la fille a été tuée, incarne une dimension angélique : elle est un personnage de lumière, une fée merveilleuse. C’est la victoire du pardon sur le ressentiment. Avec Rita, l’une des amies toxicomanes de Gary, c’est une dimension infernale, presque fantastique, qui risque de gagner : ses plaies ne cessent de proliférer, infectent son corps qui devient peu à peu une immense blessure à forme humaine. Les instants où elle apparaît, elle est sorcière, reine des vampires avec autour d’elle, des ombres humaines, dans un effondrement perpétuel, qui évoquent les morts-vivants de George Romero. Ce sont deux infinis, deux offrandes : le don absolu de soi à la communauté contre le don absolu de soi à la drogue. à ceci près que cette communauté pour laquelle Ella se bat est encore une idée utopique. Les responsables institutionnels sont remarquablement absents de The Corner. à l’inverse, la drogue façonne elle aussi sa communauté, à la lisière de la mort et de l’abandon, mais avec ses propres règles. Cette dimension fantastique surgit de façon très brutale dans les changements d’espace. Les lieux clouent les personnages à la ville. Maisons à demi délabrées, coins de rue où se regroupent drogués et dealers, raccourcis : Baltimore n’existe alors que par cet aspect de ruine et de solitude. D’où un sentiment d’emprisonnement, renforcé par des profondeurs de champ bloquées ou ces lignes d’horizon qui ne conduisent nulle part ; mais aussi une force native, chaque personnage étant rattaché à un espace plus vaste qui lui permet d’exister. Lorsque d’autres quartiers de la ville sont montrés (un boulevard boisé, une place avec jet d’eau, c’est l’eau d’ailleurs qui frappe – elle tranche avec le béton sale et la pierre craquelée), on pense arriver dans une autre dimension de Baltimore, un réel inenvisageable. Cela renforce en tout cas l’impression d’intégration forcenée dans un territoire qui nous est étranger et vit sans nous. Le chaos a son écosystème : les personnages passent leur temps à zoner dans le même quartier, mais celui-ci s’étend à mesure comme un labyrinthe. La clinique et l’école sont à cinq minutes de marche comme à des années-lumière. Les rencontres s’y font presque par miracle, comme lorsque Gary rencontre Tyreeka au dernier épisode, ou lorsque Fran revoit son père au troisième épisode. Le champ-contrechamp est remarquable. On ne sait pas s’il revient d’un lieu étrange situé de l’autre côté du monde ou seulement de l’autre côté de la rue ; on ne comprend pas pourquoi Fran ne l’a pas revu depuis tant de temps ; mais lorsque le corps du père réapparaît, au moment où elle envisage sérieusement de suivre une cure de désintoxication, c’est un temps mystérieux qui ressurgit, aussi étrange que les apparitions du nain dans Twin Peaks, comme un hiéroglyphe, presque effacé mais fascinant. Ce serait trop simple encore d’opposer la vallée enchantée et l’abîme sinistre. C’est ce qui fait la beauté des flash-back de The Corner. à la première vision, ils surprennent. Dans The Wire, il n’y en a aucun. Dans Treme, un seul, qui montre la différence des comportements et des choix individuels devant Katrina, et c’est encore un monde perdu qui est présenté aux tout derniers instants. Dans The Corner, ils sont très fréquents, rapides, de moins en moins nostalgiques, évitent de donner des clés psychologiques. Le refus des flash-back dans The Wire correspond à une éthique : rester au présent ; suivre les personnages dans les décisions quotidiennes lorsque se jouent, ensemble, tout et rien ; se centrer sur les stratégies sans se laisser entraîner par les fausses analyses rétrospectives et la mélancolie de ce qui est forcément perdu. Les premiers flashback de The Corner paraissent maladroits, saturés de couleurs vives. Face au passé devenu un âge d’or idyllique, le présent, malade, s’épuise dans une chute perpétuelle. Il ne s’agit pas seulement d’une question de vieillissement ou de déchéance. Peu à peu, ils changent de nature et c’est encore le moment présent qui compte, le recours au souvenir amène ce que les personnages n’ont pas voulu voir des années auparavant et qui continue aujourd’hui. Il s’agit finalement d’une forme tragique, qui associe l’aveuglement et l’irréparable. Si les personnages luttent, ce n’est pas contre la drogue mais aussi contre un récit qui rend le tragique inéluctable, prévisible et la rémission comme une rédemption extérieure à l’individu. à la toute fin du sixième épisode, des cartons surgissent, avec les véritables protagonistes, pour résumer l’histoire et nous montrer physiquement à la fois le temps passé et le profond respect de la série aux êtres qui ont vécu l’histoire qui nous est racontée. La série suit la vie, la retrouve sans chercher à la dépasser ou à la vampiriser vraiment. Le comportementalisme des séquences et la maladresse des moments explicatifs rendent chacune à leur façon un hommage à la vie vécue, horizon indépassable de The Corner. Cet outre-monde est aussi notre monde et cette souffrance, qui pousse les personnages à se droguer et le scénariste et le réalisateur à montrer cette drogue, est aussi la nôtre. C’est tout le sens de la phrase de Kafka que Simon et Burns ont placée en exergue de leur enquête : « Tu peux t’abstenir des souffrances du monde, tu es libre de le faire et cela répond à ta nature ; mais cette abstention est peut-être précisément la seule souffrance que tu puisses éviter. » Responsabilité et reconnaissance, sens de l’histoire et lucidité : c’est aussi ce qu’exprime cette très belle scène du quatrième épisode, lorsque, bouleversé, Gary parle à ses compagnons de dope de La Liste de Schindler qu’il vient de voir. « Je reste assis à regarder ce film. Et je prends conscience que le scénario se répète. On est assis là, jour après jour, à perdre notre humanité. Et le monde extérieur s’en réjouit. C’est comme s’il s’en réjouissait. Même quand je gagnais de l’argent, ça ne comptait pas, j’étais avant tout un sale nègre. Maintenant que je me retrouve là, à me défoncer avec vous tous, c’est pareil… Vous me suivez pas ? Les Allemands ont fait des Juifs leurs sales nègres. C’était leur but. C’est exactement ce qui se passe, là, sauf qu’on s’inflige ça nous-mêmes. On dirait que le monde attend qu’on en finisse, qu’on s’auto-supprime. » L’analogie n’est pas ce qui compte le plus, c’est la façon qu’a Gary d’atteindre une prise de conscience, une distance qui ne doit rien à la drogue, qui lui permet d’exprimer sa souffrance personnelle. Le début de l’épisode le montrait en lecteur de James Baldwin, Herny David Thoreau, Elie Wiesel : récits de survivants, de réfractaires. Par le langage, Gary arrive à dire cet amoindrissement d’humanité qui est aussi la façon dont cette communauté vit son humanité. La liberté qu’il s’est conquise pendant cette journée, en quittant pour une fois son quartier, a aussi conduit à cette parole. Mais si cette tirade est si émouvante, c’est par le refus qu’elle se voit signifier, dans une théâtralité à la fois surjouée, acceptée puis congédiée net par Scalio. « Putain ! Ferme-la et fais-toi un shoot. »
 

par Jean-Marie Samocki

Séances The Corner #1 - Jeudi 13/10 - 12h00 - Théâtre
The Corner #2 - Vendredi 14/10 - 12h00 - Théâtre
The Corner #3 - Samedi 15/10 - 12h00 - Théâtre
The Corner #4 - Dimanche 16/10 - 12h00 - Théâtre
The Corner #5 - Lundi 17/10 - 12h15 - Théâtre
The Corner #6 - Mardi 18/10 - 12h00 - Théâtre

1/ gary’s Blues

2/ DeAndre’s Blues

3/ Fran’s Blues

4/ Dope Fiend Blues

5/ Corner Boy Blues

6/ Everyman’s Blues