Du documentaire, on pourrait donner pour définition ce que Deleuze rappelait de l’herbe, qu’elle pousse par le milieu. Mais le milieu d’un film, ce serait quoi ? Ce pourrait être des morceaux de film, des rushes comme on les appelle dans le jargon du montage. C’est-à-dire des éléments qui ne se sont pas déjà pressés de trancher dans leur agencement, de décider de leur hiérarchie, dont la course – le rush – n’a pas été encore stabilisée en direction d’un ordre dramaturgique strict et d’une signification assurée. Pour l’heure, les voilà toujours à pousser, à se pousser les uns les autres, herbes folles. Comme si de tels rushes marquaient avant tout une appartenance indifférente : promesses de films à venir, en gestation, ou, à l’inverse, éclats épars en provenance d’autres films, déjà existants, déjà disponibles. Telle est la proposition en réponse à la généreuse invitation du Festival de La Roche : présenter en cinq séances neuf films neufs issus de la sélection du FIDMarseille 2011, de durées diverses et qui tous partagent une affinité avec l’éparpillement, discret mais persistant, de poussières, pour citer le titre d’Arnaud des Pallières.
Tous ces films, écartons l’équivoque, sont achevés, et même considérablement aboutis. Simplement, à la différence de tant d’autres oublieux de leur coup d’envoi, amnésiques d’euxmêmes en un sens (et pourquoi pas ?), ceux-ci ont fait le pari de s’organiser autour d’un léger maelström aux remous encore visibles : celui de l’expérience qui les a rendus possibles. Que ce soit dans l’opération, bien connue en apparence, d’un retour du côté des archives. Archives historiques dans How I filmed the War, pour revenir sur les images du tout premier reportage de guerre, tourné sur le front de la Somme en 1916, et les paralyser lentement par le biais de l’analyse. Archives privées, films institutionnels, etc., offerts à foison sur le net, qui nourrissent le projet d’une « autobiographie de tout le monde » en forme de mosaïque de Poussières d’Amérique. Archives personnelles de la cinéaste de la brésilienne Clàudia Nunes, qui sont revisitées et complétées de retrouvailles avec les protagonistes d’alors, dans Just Shoot Me. Ou que ce soit dans la constitution d’archives, si l’on peut dire, à venir, vierges de classement, encore sous la lumière éblouissante de leur découverte. Le super 8 de L’Anabase… d’éric Baudelaire fait semblant d’imiter quelque film perdu pour évoquer l’errance de ses protagonistes. Gangster Project avance, comme son titre l’indique, à la manière d’un bout à bout de repérages, tandis que les comédies musicales de The Story of Elfranko Wessels et de Broken Leg s’emploient à bégayer leur attaque. Road Movie et Le soulèvement commence en promenade, qui tous deux semblent annoncer de vastes enjambées, nous abandonnent plutôt avec un sur-place qu’ils s’obstinent à explorer. « élevage de poussières », suggérait Duchamp, jouant entre l’élévation d’une matière toujours en suspension et l’entretien improbable de scories jugées indignes : c’est peut-être à une semblable activité que se livre, scrupuleusement, chacun des films de ce programme. Oui, quelque chose pousse, pousse par le milieu, se pousse en direction de notre intelligence, façon de mieux saisir ce que Raoul Ruiz, dont la récente disparition résonne encore, revendiquait de chaque film, qu’il est « de toute façon un objet inachevé ».
Jean-Pierre Rehm, délégué général du FID Marseille
POUSSIÈRES D’AMÉRIQUE
de Arnaud des Pallières
France . 2011 . 1h40 . HDCam
« Ce film est une improvisation. Un journal de travail. Un poème un peu long fait de morceaux d’autres films, de bout de phrases, de musiques et de sons d’un peu de tout. Écrit dans la langue du cinéma. Sans dialogues. Sans commentaire. Muet. Mais bavard aussi parce qu’il raconte beaucoup d’histoires. Une vingtaine. Brèves, infimes et qui mises ensemble font ce qu’on appelle la grande histoire. Ça parle d’Amérique. Donc de nous. Des morceaux de la vie de chacun. Un enfant, son père, sa mère, le lapin, le chien, les fleurs, votre enfance, la mienne, la nôtre. Les Indiens, Christophe Colomb, Apollo, la lune. Chaque personnage dit je. C’est le journal intime de chacun. L’autobiographie de tout le monde... » Voilà comment des Pallières présente son dernier opus, dont Diane Wellington (2010), avait déjà donné la méthode : montage d’archives anonymes au service de récits collectifs pour engranger, bien plus que des savoirs : des sensations, des émotions, et faire mûrir entre elles des greffes inédites. Si Gertrude Stein, dont il avait fait le Portrait incomplet reste là, en embuscade, c’est dans cet art de faire tenir les choses ensemble en un fragile monument qui menace sans cesse de s’effondrer, nous emportant avec bonheur dans sa chute. J-PR
Séances Vendredi 14/10 - 17h30 - Théâtre
LE SOULÈVEMENT COMMENCE EN PROMENADE
de Elise Florenty
France . 2011 . 18’ . Bluray
Les réminiscences se succèdent en sous-titres ou dans un roulement de skate déplaçant un jeune homme. Reconnaître les mots de Heiner Müller ou retrouver les adolescents de Gus Van Sant ne suffit pas à décrire un enchaînement d’images où le port du casque ne protège pas des coups et n’impose aucune musique. L’écrit est ici l’essentiel, pourtant aucun paysage et aucun personnage ne semblent déplacés ou superflus dans ce récit en morceaux partagés. Gilles Grand
Séances Samedi 15/10 - 14h00 - Théâtre
HOW I FILMED THE WAR
de Yuval Sagiv
Canada . 2010 . 1h14 . Digibéta
En juin 1916 se prépare une offensive qui sera la fameuse Bataille de la Somme. Les autorités anglaises décident de la filmer, Geoffrey Malins en sera l’opérateur. Entremêlant images d’époques extraites de cet impressionnant document, cartons tirés de l’autobiographie de Malins et notes critiques, Yuval Vagiv construit une très belle machine à comprendre. Un des tout premiers enregistrements de la guerre, fabrication d’un outil de propagande, histoire d’un destin individuel, récits de la réception à Londres de l’objet, etc. : le curseur ne cesse de se déplacer entre souffrance et cruauté. J-PR
Séances Samedi 15/10 - 18h45 - Théâtre
THE STORY OF ELFRANKO WESSELS
de Erik Moskowitz et Armanda Trager
Canada / États-Unis . 2011 . 16’ . projection numérique
Le dispositif de tournage suggère une installation et les surprises vocales affirment une appropriation du numérique. Une autre version portant le même titre répartit ces éléments en exposition. L’histoire d’un immigrant vers les États-Unis, Elfranko Wessels, se déploie sans masquer quelques hoquets. Le couple d’artistes américains s’imposent dans le champ. Ils s’engouffrent dans le paysage. Les surimpressions et les transparences perturbent un espace artificiel où la présence des corps est franche. GG
Séances Dimanche 16/10 - 16h30 - Théâtre
GANGSTER PROJECT
de Teboho Edkins
Afrique du Sud / Allemagne . 2011 . 55’. VOSTF . HDCam
Comme le titre l’indique, à l’initiale Teboho Edkins rêve d’un « film de gangsters ». À Cape Town, pas besoin d’acteurs, se dit l’apprenti cinéaste, ils courent les rues, il suffit d’un bon casting. Et le voilà, flanqué de son preneur de son, parti à leur rencontre. De rendez-vous en zones isolées de la périphérie de la ville, à l’inquiétante réputation, en virées nocturnes en voiture dans les quartiers chauds, le cinéaste emboîte le pas aux fables hollywoodiennes pour tenter de les enrôler. Mais peu à peu les images s’effritent. Récits des uns en prison, des autres qui évoquent un ami tué. La peur, le deuil, l’ennui, les petits trafics, sont bien loin des figures flamboyantes attendues. Derrière les mythes, les réalités ordinaires s’avèrent triviales. Que faire ? Articuler les deux sera la réponse audacieuse : mélanger les scènes jouées à celles documentaires, sans qu’il soit aisé de faire la part des choses, tant la pose est ici de mise. Au final, pas de « film », juste des moments assemblés, à l’état de projet, qu’il faudra laisser ainsi, sans conclusion dramatique. Demeure un arrière-goût âcre : l’âpreté de la survie dans un environnement hostile où tout se paye cher, où la mort indifférente rôde dans sa banalité crue. Nicolas Féodoroff
BROKEN LEG
de Samir Ramdani et Shannon Dillon
France . 2010 . 6’ . DVD
Les Krumpers sont les danseurs de Los Angeles dont les mouvements vifs et heurtés racontent la vie, et la jouissance. Le Krump ou Kingdom Radically Uplifted Mighty Praise, soit approximativement l’éloge puissant d’un royaume radicalement porté, est une suite de mouvements dont l’enchaînement conte une histoire. L’introduction semble nous apprendre ces mots-mouvements. Ensuite les gestes s’accumulent et notre apprentissage rapide de ce langage corporel commence à laisser libre cours à des significations erronées ou incertaines. GG
Séances Mardi 18/10 - 9h15 - Théâtre
JUST SHOOT ME
de Cláudia Nunes
Brésil . 2010 . 1h07 . VOSTF . Digibéta
Où ? Les rues de Goiana, au Brésil. Qui ? Une grappe de ces fameux gamins sans abri qui hantent, si nombreux, les cités brésiliennes.Comment ? « Filme-moi, c’est tout », « Filme ici ! », et la caméra de passer de main en main, et les filmés de devenir à leur tour cadreurs, preneurs de son, interviewers. Et le tout de fabriquer des plans qui ne cessent de surgir imprévisibles, de se bousculer, de danser ou de tournoyer comme sur ce tourniquet qui donne le vertige aux barres d’immeubles en arrière-plan. Quand ? Tourné initialement sur deux années il y a près de vingt ans, Clàudia Nunes a repris ce matériau dont elle avait d’abord fait un court, Numéro Zéro, puis, après avoir retrouvé et filmé certains protagonistes, elle a remonté l’ensemble. Sans souci de chronologie, mais reflétant ce présent permanent dans lequel tous ces visages et leurs paroles semblent habiter, de cette mosaïque éclatée émerge un portrait collectif, une trajectoire épique où chacun, héros, a sa part. Reste de cette expérience de cinéma direct les témoignages d’enfances mutilées. Exemples parmi d’autres, telle expulsion musclée, telle séance de sniff de colle, ou les obsèques de l’un d’entre eux. Archive d’une jeunesse filmée sans dramatisation, sans pittoresque ni misérabilisme, dans un film au noir et blanc qui s’offre comme un hommage à la vitalité et à l’énergie. J-PR
Séances Dimanche 16/10 - 19h00 - Théâtre
ROAD MOVIE
de Christophe Bisson
France . 2010 . 32’ . DVD
Le titre promet grands espaces, large route, virée grandiose, mais ce sont d’abord des murs blancs auxquels le film se cogne, ceux d’une institution psychiatrique. Pour autant, le pari de Christophe Bisson va bel et bien tâcher de rendre justice à l’annonce de son programme. Comment ? En connectant des visages et ce que ceux-ci trahissent silencieusement de volonté d’immense échappée. Comment ? En filmant, avec la patience qu’enseigne la contemplation des paysages, en toute sobriété, des patients. En saisissant en douceur leurs postures, leur qualité si particulière de présence, en les accompagnant dans leurs activités élémentaires : regarder, écouter, se tenir, penser en silence, commencer à énoncer quelques mots, se promener au bord d’un fleuve, peindre, trouver infiniment une couleur, etc. Fort loin du spectacle pathétique de la folie, proche plutôt de l’intensité ramassée des courtes pièces de Beckett, Bisson affronte en quelques brèves séquences cette présence insistante et secrète, tout comme eux-mêmes cherchent, l’un face au miroir ou tel autre devant une feuille blanche, à trouver une figuration possible, entre surface absolue et profondeur insondable. NF & J-PR
Séances Dimanche 16/10 - 19h00 - Théâtre
L’ANABASE DE MAY ET FUSAKO SHIGENOBU, MASAO ADACHI
de Eric Baudelaire
France . 2011 . 1h06 . HDCam
Qui sont May et Fusako Shigenobu ? Fusako, leader d’un groupuscule d’extrême-gauche, l’Armée Rouge Japonaise, impliquée dans de nombreuses opérations terroristes, s’est cachée pendant près de trente ans à Beyrouth. May, sa fille, née au Liban, n’a découvert le Japon qu’à 27 ans, après l’arrestation de sa mère en 2000. Masao Adachi ? Scénariste, cinéaste radical et activiste japonais engagé auprès des luttes armées et de la cause palestinienne, reclus lui aussi au Liban avant son renvoi dans son pays. Par ailleurs, initiateur d’une « théorie du paysage », le fukeiron : en filmant le paysage, celui-ci dévoilerait les structures d’oppression qui le fondent et qu’il perpétue. Anabase ? C’est le nom donné depuis Xénophon au retour, difficile voire erratique, vers chez soi. C’est cette histoire complexe, sombre, toujours en suspens, qu’Éric Baudelaire, artiste réputé pour se servir de la photographie afin d’interroger la mise en scène de la réalité, a choisi d’évoquer en usant du format documentaire. Tournées en Super 8 mm, et comme dans la veine du fukeiron, des vues de Tokyo et de Beyrouth aujourd’hui se mêlent à quelques images d’archives, de télévision, à des extraits de films, pour dérouler le décor sur lequel les voix de May et d’Adachi vont faire remonter leur mémoire. Il y est question de vie quotidienne, d’être une petite fille dans la clandestinité, d’exil, de politique, de cinéma, et de leurs rapports fascinés. Pas une enquête, une anamnèse morcelée. J-PR